Les Attikameks de Manawan mettent sur pied un étonnant projet touristique qui devrait créer des emplois et permettre à la communauté de renouer avec ses racines. Mais qui sont donc les Attikameks? Et comment vie ce peuple de 6500 habitants qui résiste tant bien que mal à la tourmente de l'histoire depuis le début du XXe siècle?
Manawan — Il est 16h lorsque le minibus de Tourisme Manawan s'arrête devant la porte du bureau de tourisme du village. Après trois heures de route depuis Montréal, via Saint-Michel-des-Saints, en compagnie d'Eugène, le chauffeur, et de sa compagne Roxanne, qui ont jasé à qui mieux mieux en attikamek tout au long du trajet, je suis prête à baragouiner quelques mots dans cette jolie langue: kwe kwe (bonjour), wapoc (lièvre), maskwa (ours noir), matcaci (au revoir)...
L'attikamek s'apparenterait à l'innu-aimum, au cri et au naskapi. En fermant les yeux, on a parfois l'impression d'entendre de l'italien, vu le rythme chantant de la langue, ou parfois même de l'islandais, à cause du «r» qui est prononcé de façon marquée. D'ailleurs, cette langue de la famille linguistique algonquienne serait la seule à utiliser la 18e lettre de l'alphabet français.
Le temps de faire le tour de ce village de 2500 âmes qui est situé sur la rive du lac Métabeska, de serrer la main au chef de bande, Paul-Émile Ottawa, et d'admirer les jolis paniers en écorce de bouleau exposés au centre touristique, et me voilà assise dans le hors-bord qui va me conduire à Matakan (que l'on prononce «Madakan»), campement traditionnel attikamek aménagé sur un îlot au beau milieu du lac Kempt, à environ trente-cinq minutes du village de Manawan.
C'est à la lecture d'un reportage publié dans le magazine Géo que j'ai eu envie d'aller au pays des Attikameks. Le texte racontait l'expérience de deux journalistes français venus s'initier à l'art de vivre traditionnel de ce petit peuple charmant, qui par l'entremise d'un tourisme culturel au coeur de la nature souhaite renouer avec ses us et coutumes. Un voyage sans kitsch ni mise en scène.
«Notre clientèle est surtout française, explique Thierry Flamand, le coordonnateur de Tourisme Manawan. Les Européens sont friands de culture amérindienne. Ils viennent pour découvrir nos modes de vie ancestraux. Depuis la création en 2008 de Tourisme Manawan par le conseil de bande du village, nous avons reçu une quinzaine de journalistes et une centaine de visiteurs français. Quant aux Québécois, ils nous rendent visite, mais pour la pêche avant tout.»
Tout au long des 21 kilomètres séparant le village du campement traditionnel de Matakan, le paysage donne à voir une nature belle et saisissante, des lacs à perte de vue, des îlots aux formes multiples. Sur certains d'entre eux, on aperçoit les camps de chasse attikameks, lieu de rassemblement des familles du village durant les deux semaines «culturelles» des enfants, l'équivalent des congés pédagogiques dans les écoles montréalaises. À Manawan, ces congés correspondent au départ et au retour des bernaches du Grand Nord. C'est le temps de la chasse!
«Regarde l'aigle royal», lance Jimmy Flamand, guide pour Tourisme Manawan, en pointant le rapace diurne au bec crochu perché au sommet d'une épinette noire. L'aigle à tête blanche, emblème des Premières Nations, représente la force chez les Attikameks. Interdit de le chasser sur le territoire. C'est au hasard d'une marche dans le bois qu'il faudra dénicher la plume qui servira à décorer le capteur de rêves. Et bien des lunes peuvent passer avant d'en trouver une.
L'histoire tragique des Attikameks
«Autrefois, le pays des Attikameks occupait un immense territoire que l'on appelait le triangle de la Haute-Mauricie», explique l'anthropologue écrivain et animateur de radio Serge Bouchard, lors d'une émission (Les Chemins de travers) de trois heures consacrée à la nation attikamek, à la radio de Radio-Canada. «Un immense territoire qui va évoluer en toute paix et qui ne sera pas colonisé, sauf pour le lac Saint-Jean et l'Abitibi en 1909. Ce vaste territoire, qui s'étirait jusqu'au sud de La Tuque, s'étendait à l'est du pays des Algonquins, à l'ouest du pays des Innus et au sud du pays des Cris. À l'époque de Samuel de Champlain, les voyageurs qui circulaient entre Québec et le Montréal naissant racontaient qu'à la "tête des eaux", au-delà de Trois-Rivières, existait une population de chasseurs: les Attikameks, ou Indiens d'en haut.»
«Jusqu'en 1900, ils ont évité toute colonisation et tout contact révolutionnaire avec les Canadiens, raconte Serge Bouchard, mais ce territoire d'une beauté spectaculaire finit par être convoité. C'est la construction du chemin de fer et le début d'une série de cataclysmes.»
On coupe des arbres, on empile le bois, on le brûle et on provoque un immense incendie de forêt. Un incendie d'une violence rare qui détruit plus de 25 % de la forêt en Haute-Mauricie, pays des Attikameks. La construction du chemin de fer se termine en 1908 et permet aux Canadiens de réaliser un autre rêve: harnacher les rivières Saint-Maurice et la Gatineau.
«On allait pouvoir construire un barrage au nord du pays des Attikameks, poursuit l'anthropologue. Un barrage qui allait changer le régime hydrographique, le cours des ruisseaux, le niveau des lacs et qui allait créer une mer à l'intérieur du territoire.» Le réservoir Gouin était né!
«On n'a pas averti les habitants de la région, ni les castors, ni les rats musqués», dit Serge Bouchard. La construction du barrage La Loutre (réservoir Gouin), qui a pris fin en 1917, a provoqué l'inondation du vieux poste de Kikendash, des cimetières, des missions, des magasins et autres installations... «Après le feu, l'ennoiement du territoire attikamek. Une catastrophe naturelle d'une ampleur innommable dont aucun journaliste n'a fait mention.»
Le réservoir Gouin puait à des centaines de kilomètres à la ronde. La forêt sous-marine demeurée à la verticale pourrissait, une forêt fantôme où les poissons se promenaient entre les racines. Ces forêts toujours debout devenaient des menaces pour la navigation. Avec les canots de toile — les Attikameks étaient de grands artisans du bois, reconnus comme étant les meilleurs fabricants de canots d'écorce de l'est du pays — les accidents étaient fréquents et les morts, nombreux. Pour leur propre sécurité, la compagnie interdit l'accès au réservoir Gouin aux Attikameks.
«En 1918, c'est la cerise sur le gâteau: le début de la déforestation de la Mauricie au profit des grandes compagnies de pâtes et papiers. Le Saint-Maurice deviendra un tapis de "pitounes". Les Attikameks voient le reste de leur pays disparaître comme une peau de chagrin.»
«Une forêt brûlée, une forêt noyée, des clubs privés et des zones de coupe. En 1925, les Attikameks sont étrangers dans leur propre pays. C'est précisément le moment où le Bureau des affaires indiennes d'Ottawa les a pour une première fois correctement enregistrés dans le registre national des Indiens. Ils commenceront à recevoir de l'argent à la condition qu'ils se rallient à la réserve indienne et qu'ils s'y installent pour ne déranger personne», explique Serge Bouchard.
Les Attikameks ont survécu, mais la blessure est toujours profonde. Et ça se ressent encore. La petite nation a entrepris dans les années 1970 le chemin des revendications politiques au Canada et au Québec. Mais rien n'est encore réglé et le sentiment d'injustice perdure aussi bien à Manawan, dans la région de Lanaudière, qu'à Wemotaci et Opitciwan, en Haute-Mauricie.
En attendant, Tourisme Manawan forme ses acteurs touristiques afin de mieux recevoir les clients. La petite communauté à la démographie galopante — 60 % de la population a moins de 30 ans — et aux problèmes immenses de décrochage scolaire et de chômage ouvre grande la porte de sa forêt pour faire vivre aux visiteurs une expérience fabuleuse au coeur de son patrimoine.
Ce soir, après un repas copieux composé de ragoût d'orignal aux champignons, de truite grise aux tomates et aux poivrons, de pain, de salade et de pommes de terre et une performance étonnante de chant et de tambour offerte par les Black Bears de Manawan, nous sommes allés poser les filets de pêche en deux endroits sur le lac. Nous les relèverons demain. Une pêche qui se révélera miraculeuse pour la néophyte pêcheuse que je suis: 25 dorés et deux brochets.
Le pakitahwaniwon (pêche au filet) figure au palmarès des activités prévues l'été sur le site. Chez les Attikameks, le mode de vie est régi par six saisons rituelles en fonction de la nature et des déplacements sur le territoire, explique Vincent Nikoué, chef du campement de Matakan.
«En été [nipin], on ramasse aussi des bleuets, on se promène en forêt, on identifie les plantes, on chasse le petit gibier et on prélève l'écorce. On nous surnomme "le peuple de l'écorce" car nous sommes réputés pour notre artisanat modelé à partir de l'enveloppe superficielle du bouleau. Et s'il pleut? Eh bien, on improvise, selon l'humeur: fabrication d'un capteur de rêves avec Alvin, cuisson de la banik avec Jimmy, pêche à la ligne...»
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En vrac
Combien: Tourisme Manawan propose des séjours dans la communauté attikamek à partir de 310 $ par personne pour trois jours et deux nuits.
Comment s'y rendre: On peut se rendre en auto à Manawan à partir de Montréal via la 40 Est vers Québec, puis la 31 Nord en direction de Joliette. À partir de Saint-Michel-des-Saints, on emprunte, sur une distance de 86 kilomètres, une route forestière jusquà Manawan. Il faut compter trois heures et il n'y a aucun poste d'essence entre Saint-Michel-des-Saints et Manawan.
À apporter: Comme on dort dans un tipi ou un chapitoine, il faut prévoir un drap simple, un sac de couchage et un oreiller au besoin. Pour la vie en plein air, prévoir de l'anti-moustique, un imperméable (haut et bas) et des bottes de marche, des habits chauds en automne et très, très chaud en hiver. Les séjours sont offerts à l'année, sauf pendant le gel et le dégel du lac.
Information: www.tourismemanawan.com/.
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