Vallée de Sasyk Bulak — L’été, les bergers kirghizes montent au jaïloo (pâturage) avec leur bête et y établissent leur campement pour quatre mois. Là-haut, le cheval est plus que jamais un compagnon de labeur. Banni sous le régime soviétique, qui n’avait que faire d’un grimpeur économe et, qui plus est, nomade, alors que Moscou prône la sédentarité, le cheval kirghiz renoue avec sa culture. Chevauchée dans les Tian Shan, à la rencontre de ces nomades et de leurs coutumes.
Un fracas amplifié par l’écho de la montagne déchire le silence du matin. Le claquement des fouets résonne, suivi du martèlement des sabots qui fait trembler le sol. Puis, des hommes lancent des cris à tout rompre, encouragés par les petits qui tentent d’imiter les adultes.
Mais à quoi rime tout ce boucan, alors que c’était si calme dans la vallée ? À une partie de buzkachi (sorte de polo qui se joue avec le corps d’une chèvre morte), si populaire en Asie centrale ? Ou à l’arrivée d’une armée de descendants du souverain Genghis Khan, venus tout droit de Mongolie imposer la « grande yasa » (loi) dans la vallée de Sasyk Bulak ?
Ce n’est qu’une fois hors de la tente que l’on comprend que ce sont les tchabanes (gardiens de troupeaux) qui, comme tous les matins, rassemblent juments et poulains laissés libres durant la nuit pour les conduire vers un jaïloo voisin, plus vert, où le troupeau passera la journée.
Les rites de l’hospitalité
Devant la porte d’entrée de la yourte voisine de notre campement, une fillette d’à peine huit ans tient un bébé dans ses bras, tandis qu’une femme trait une jument. Le samovar fume.
Le visiteur n’a qu’à s’approcher du bozu (la yourte kirghize) pour être tout de suite invité à prendre le koumys ou le thé, accompagné de pain, de crème, de confiture et de miel. Rien ne flatte plus nos hôtes que de leur dire que leur koumys est le meilleur. Et rien ne les vexe plus que de refuser leur invitation.
« Si les Kirghizes ne pratiquent plus un grand nomadisme depuis l’époque soviétique, ils demeurent des bergers et des montagnards accueillants qui ont à coeur de renouer avec les traditions ancestrales », dit Dominique Porato, directeur de l’entreprise Caval Rando, une agence de voyages française spécialisée dans l’organisation de vacances à cheval à travers le monde.
« Leur vie en montagne est rythmée par le quotidien du troupeau. Tandis que les hommes surveillent les bêtes et chassent, les femmes s’occupent de l’éducation des enfants, de l’organisation de la yourte, de la traite du bétail et de la préparation des produits laitiers. »
Comme le koumys, par exemple, cette boisson traditionnelle consommée quotidiennement par les bergers et dont on dit qu’il a de grandes vertus thérapeutiques. Les Soviétiques croyaient d’ailleurs aux propriétés curatives du lait de jument fermenté.
Au point de créer des industries pour le commercialiser à grande échelle. Mais depuis 1991, elles ont toutes fermé leurs portes.
Devant un bozu, une femme verse du lait de jument dans une grande outre en cuir qui contient déjà le ferment du lait de la veille. Ce lait sera ensuite battu régulièrement à l’aide d’un moussoir pour obtenir une bonne fermentation qui titrera entre trois et cinq degrés d’alcool.
Du jaïloo voisin arrive sur un petit cheval brun un homme en complet gris, coiffé du traditionnel ak kalpak. Il vient aux nouvelles. Son large sourire dévoile une série de dents en or. Nous lui proposons thé et sandwich. Ainsi va la vie, de bozu en bozu, dans les monts Célestes.
Et quel incroyable panorama ! Succession de cimes enneigées et de sommets effilés, belles rivières, lacs turquoise, immenses pâturages tapissés de fleurs, troupeaux de chevaux en liberté, moutons… Plus dur à voir : des loups, des moutons Marco Polo, des léopards des neiges. On ne soupçonne pas l’ampleur des montagnes en Kirghizie. Impressionnant ! La plupart des massifs culminent entre 4000 et 5000 mètres. Certains sommets dépassent 7000 mètres.
En fait, un atlas est plus que nécessaire pour situer ce pays d’Asie centrale huit fois plus petit que le Québec, situé entre le Kazakhstan, la Chine, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. Et où vit une population bigarrée composée d’Ouïgours, d’Ouzbeks, de Tadjiks, Kirghizes, Kazakhs, Turkmènes, Karakalpaks, et une panoplie de « minorités » originaires de toute l’ex-URSS.
Le village de Barskoon, sur la rive sud du lac Issyk Koul, constitue le point de départ de cette randonnée équestre de huit jours. Nous sommes chaleureusement accueillis par Gulmira, Ishen et Rash Obolbekov, les propriétaires de l’entreprise touristique Shepherd’s Way Trekking. Ces descendants de nomades pratiquent depuis quelques années de l’écotourisme à cheval dans les montagnes entourant le lac Issyk Koul. Des voyages accompagnés par des guides locaux totalement en osmose avec la nature et qui connaissent le Tian Shan comme le fond de leur poche.
D’abord, un bain dans un hammam traditionnel chauffé au bois et une visite du jardin en compagnie du père de Gulmira, un berkoutchi(chasseur à l’aigle royal) à la retraite. Puis, un repas généreux suivi d’une nuitée dans une yourte traditionnelle aménagée avec tapis de feutre, tentures bigarrées et paravents tressés. Un repos bien mérité après deux jours de voyagement.
De l’Issyk Koul, on retient qu’il est le deuxième plus grand lac d’altitude au monde après le Titicaca, qu’il peut atteindre jusqu’à 695 mètres de profondeur, qu’il est chaud, salé et agréable pour la baignade, que ses eaux représentent une richesse au même titre que le gisement d’or des monts de l’Altaï et que les autorités kirghizes en assurent le développement touristique.
Une brève visite à la coopérative de yourtes de Barskoon, où des femmes effectuent le feutrage des shyrdaks — ces tapis colorés couverts de motifs prédécoupés et assemblés à partir de laine de mouton ayant subi des semaines de lavage, de séchage, de teinture et de traitement vermifuge —, puis nous prenons le chemin des montagnes Célestes. À cheval, comme les nomades !
Le cheval céleste
Confortablement assis sur une selle recouverte d’une peau de mouton, en aucun moment nous avons souffert de douleurs au dos ou aux jambes. Pourtant, nous passions en moyenne cinq à six heures par jour à cheval. Et tout un montagnard, que ce cheval pas très beau ! Il grimpe agilement dans la moraine, à 4000 mètres d’altitude, sans s’essouffler, traverse les rivières houleuses d’un pas assuré et dévale des sentiers escarpés et boueux avec un aplomb admirable.
Un peu à l’image du Kertag, ou cheval de Prjevalski, du nom du naturaliste d’origine polonaise et officier de l’armée impériale russe Nikolaï Mikhaïlovitch Prjevalski, qui a découvert en Djoungarie, à la fin des années 1870, des ossements du petit cheval sauvage.
Les chercheurs ont d’abord pensé que c’était un âne sauvage, mais il a finalement été identifié comme le premier des équidés (Equus Przewalski), le plus ancien d’une race primitive sauvage dont on croit qu’il serait à l’origine de tous les chevaux domestiques du monde.
À Karakol, à quelques kilomètres à l’est de Barskoon, le musée Przevalski rend hommage à l’illustre explorateur tsariste dont le souhait était d’être enterré face au lac Issyk Koul.
« Si la culture kirghize demeure liée au nomadisme, le cheval en est la source vitale », écrit l’exploratrice et journaliste française Jacqueline Ripart dans son livre Terre des chevaux célestes. « Le cheval est le frère, le double de l’homme : sans lui, le berger kirghiz n’existe pas. La nature et les siècles en ont fait un animal frugal, de petite taille, au pied sûr, à la résistance extraordinaire. »
Pourtant, le petit cheval a bien failli disparaître des monts Célestes sous le régime soviétique. Un producteur de lait et de viande était bien plus utile. Pour favoriser cette industrie, les zootechniciens des années 1950 cherchent à augmenter la taille et le poids du cheval kirghiz en le croisant avec des races importées d’Occident. Le cheval Novokirghiz voit le jour.
« Lorsqu’en 2000 j’ai commencé à m’intéresser au cheval des nomades kirghiz tant vanté dans les épopées, les poèmes, les récits des explorateurs et les livres d’histoire, personne en Europe n’en avait jamais entendu parler, raconte Jacqueline Ripart. Je suis donc partie à sa recherche sur les pistes des monts Célestes. J’ai compris que tous les Kirghiz, sans exception, déplorent la disparition du cheval intimement lié à leur culture. Tous le portent dans leur coeur. »
Depuis, Jacqueline Ripart fait du sauvetage de la culture et du cheval kirghiz un objectif de vie. Elle crée, et dirige depuis 2004, la fondation Kyrghiz Ate qui a pour mission la réhabilitation du cheval et des traditions qui lui sont liées, aussi bien dans les secteurs agricole que culturel, sportif, touristique et artisanal. Elle est à l’initiative du premier et fameux festival équestre At Chabysh.
Le soleil est au bout de sa course. Avant qu’il ne disparaisse derrière les montagnes, nos sympathiques guides installent le camp, tels des nomades. En une heure, les tentes sont dressées, le feu est allumé, les brochettes d’agneau prêtes à être grillées. C’est l’heure du thé dans le jaïloo !
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En vrac
Transport. La compagnie aérienne Turkish Airlines, partenaire de Star Alliance, propose à partir du 3 juin prochain une nouvelle liaison entre Montréal et Istanbul, à raison de trois départs par semaine. De là, un grand choix de vols est offert à destination de l’Asie centrale. Autre solution : Paris avec Air France, puis Aeroflot (partenaire de Sky Team) jusqu’à Bichkek via Moscou.
Organiser son voyage. Le meilleur moment pour aller au Kirghizistan se situe entre la mi-juin et la mi-septembre. C’est à cette époque, l’été, que les semi-nomades transhument vers les jaïloos. Caval Rando, basé dans les Pyrénées, en France, organise de très sympathiques voyages à cheval en Kirghizie. Les prochains départs se feront de l’aéroport Charles-de-Gaulle les 22 et 29 juin 2014.
On peut aussi passer directement par la compagnie kirghize Shepherd’s Way trekking, à Bichkek. Les propriétaires parlent l’anglais et ont l’habitude des visiteurs étrangers. Ils viennent chercher leurs clients à l’aéroport de Bichkek pour les mener au point de départ, à Barskoon (cinq à six heures de voiture).
L’agence de voyages Uniktour propose l’Asie centrale dans son programme à la carte, dont la Kirghizie (guide chauffeur, circuit axé sur la vie nomade avec séjour dans les yourtes, chasse au faucon…). Il est aussi possible de combiner plus d’un pays. Consulter Charles Antoine Cancedda, le spécialiste de la région. 514 722-0909.
Pour qui souhaite randonner à pied en Kirghizie, Terres d’Aventure au Canada propose plusieurs circuits, dont « Trekking au coeur des monts Célestes » : 16 jours dont 7 de marche, accompagné.
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